Le Cormoran pygmée a très probablement niché en France en 2024
Par Pierre Crouzier

Le Cormoran pygmée est présent de façon discontinue en Europe du Sud-Est – à l’est de l’Italie, dans le delta du Danube (Roumanie), autour de la mer Noire (Bulgarie), en Grèce, en Hongrie et dans certains états de l’ex-Yougoslavie (Serbie, Monténégro, Bosnie) – et en Asie centrale – de la Turquie au Kazakhstan (est de la mer d’Aral), à l’ouest du Tadjikistan et au sud de l’Irak ; les populations les plus nordiques hivernent dans la partie sud-ouest de l’aire de répartition de l’espèce (Orta et al. 2020, Ławicki et al. 2024).
Depuis le début du XXIe siècle, l’espèce a connu une importante expansion vers l’ouest, qui l’a conduite à nicher au nord de l’Italie (dans le delta du Pô en 1981, Fasola & Barbieri 1981), mais aussi à apparaître désormais de plus en plus régulièrement en Europe occidentale – Allemagne, Suisse, France, Belgique et Pays-Bas (Petrov & Iankov 2020, Ławicki et al. 2024).
En France, le Cormoran pygmée a été observé pour la première fois en novembre 1856 à Dieppe (Seine-Maritime) et n’a été revu qu’une fois au XXe siècle (en Camargue en mars 1990) puis à 5 reprises entre 2000 et 2010. Depuis lors, l’espèce est devenue annuelle dans notre pays et ses effectifs hivernant peuvent désormais concerner plusieurs dizaines d’individus, très généralement identifiés comme des oiseaux de 1re année. L’espèce n’étant que partiellement migratrice, ce phénomène résulte manifestement de la dispersion de juvéniles en quête de nouveaux territoires. Pour une description fine du statut français de l’espèce jusqu’en 2023, se reporter à l’article de Duquet (2023). Comme le relevait cet auteur, cette dynamique remarquable du Cormoran pygmée permettait de présager la découverte d’un premier cas de reproduction en France.
Le Cormoran pygmée dans l’Ain
Dans le département de l’Ain, à l’instar de ce qui a été constaté au niveau national, le Cormoran pygmée a d’abord été observé le long d’un cours d’eau, en l’occurrence sur le Rhône, une voie de migration bien connue pour les oiseaux d’eau. La première donnée date de 2009, d’autres oiseaux ayant été découverts par la suite, soit sur le cours du fleuve lui-même, soit sur le vaste complexe des lacs de Miribel-Jonage (Ain/Rhône), enserrés entre deux bras du Rhône à l’entrée de l’agglomération lyonnaise. Sans surprise, et bien que le Grand Cormoran y soit abondant, le Cormoran pygmée n’avait, jusqu’en 2024, jamais été signalé en Dombes (Ain). Le plateau dombiste, situé au nord de Lyon, compte pourtant un millier d’étangs, pour la plupart consacrés à la pisciculture, donc riches en poissons.

Observations
• Le 27 juillet 2024, mon frère Marc et moi-même avons eu la surprise d’observer un Cormoran pygmée de type adulte s’envolant de l’étang que nous prospections, au sud-est de la Dombes. Nous l’avons rapidement retrouvé sur un petit étang d’accès difficile, présentant un profil tout à fait atypique pour la Dombes : envahi de branches mortes et de buissons feuillus immergés (ayant poussé lors d’une précédente période d’assec), l’endroit évoquait fortement les milieux de reproduction de l’espèce que nous connaissions de Roumanie ou de Hongrie. Intrigués, nous avons décidé de suivre assidûment ce site.

• Le lendemain, nous avons retrouvé l’oiseau, caché au cœur des branchages et désormais accompagné d’un second individu, également de type adulte.
• Les deux oiseaux ont par la suite été revus quasi quotidiennement jusqu’au 11 août, alternant phases de repos, séances de lissage et séchage du plumage et périodes de pêche, généralement sur des plans d’eau peu éloignés. Il arrivait toutefois que l’un ou l’autre disparaisse, avant de réapparaître un peu plus tard.
• Aucun des adultes n’a été vu les jours suivants, mais, le 15 août, nous avons eu la surprise d’observer l’un d’eux accompagné de deux très jeunes oiseaux en plumage juvénile typique (dessous brun clair, dessus brun foncé avec des liserés crème aux scapulaires et aux couvertures sus-alaires, tête brun-roux montrant des restes de duvet ici et là et avec un très petit bec), manifestement envolés de fraîche date.

• Le 19 août, deux oiseaux étaient encore présents, le site semblant définitivement déserté par la suite, mais celui-ci n’a pu être prospecté après cette date, en raison de l’ouverture de la chasse.
Discussion
Cette série d’observations et le plumage des oiseaux présents montrent que l’espèce s’est très probablement reproduite avec succès en Dombes en 2024. Cette nidification s’inscrit dans le contexte de progression numérique et spatiale d’une espèce en pleine expansion. Et au niveau local, l’hiver 2023-2024 avait été marqué par l’hivernage durable de 4 individus sur les plans d’eau de Miribel-Jonage (Ain-Rhône), situés à moins de 30 km au sud. Deux de ces oiseaux n’avaient pas été revus après le 11 mars, les deux autres, puis au moins l’un d’entre d’eux, ayant séjourné jusqu’au 28 mars, une date assez tardive qui avait conduit les observateurs locaux à envisager la possibilité d’une prochaine nidification dans les environs (H. Pottiau, comm. pers.).
En dépit de conditions d’observation jamais optimales sur le site dombiste, dues à la distance, au contre-jour, aux branchages omniprésents et au caractère très farouche de ces cormorans, l’examen de leur plumage a confirmé que les deux oiseaux trouvés fin juillet étaient en plumage adulte, notamment caractérisé par sa brillance, ses reflets, la gorge noire et les pointes arrondies des couvertures sus-alaires. Les deux juvéniles avaient un bec très court, une tête très pâle, encore parsemée de duvet, des parties ventrales crème, des plumes dorsales frangées de crème, le tout traduisant un envol extrêmement récent. Si l’on se réfère aux critères de nidification, un couple d’adultes « présent dans son habitat durant sa période de nidification » définit une reproduction probable, et le fait qu’il soit finalement « accompagné de jeunes venant de quitter le nid et manifestement incapables de soutenir le vol sur de longues distances » traduirait même un cas de reproduction certaine.
Par la suite, le 17 novembre 2024, nous avons retrouvé un Cormoran pygmée pêchant sur un étang du centre de la Dombes, puis perché dans un dortoir de Grands Cormorans, avec 5 autres Cormorans pygmées. Le nombre d’individus dans ce dortoir, suivi assidument, a culminé à 7 oiseaux, apparemment tous juvéniles, le 29 novembre, avant de s’étioler progressivement jusqu’au 6 décembre, où un seul juvénile subsistait. De manière intéressante, la diminution des effectifs dombistes était alors étroitement corrélée à l’apparition puis à l’augmentation du nombre des oiseaux observés sur les plans d’eau de Miribel-Jonage (Ain-Rhône).
Ces observations constituent les premières données de l’espèce pour la Dombes, un territoire « sensible » d’ores et déjà marqué par de vives tensions relatives à la présence du Grand Cormoran et à son impact sur une filière piscicole très fragile. Cette situation locale très particulière explique que nous n’ayons pas diffusé ces informations plus tôt.
Conclusion
Les observations faites en Dombes en 2024 pourront peut-être permettre d’ajouter le Cormoran pygmée sur la liste des espèces d’oiseaux nicheurs de France. En 2025, la configuration du site de reproduction était beaucoup moins favorable et nous n’y avons pas retrouvé l’espèce. Mais à la fin du mois d’août, trois oiseaux ont été photographiés à Bouligneux (Ain), un autre étang du centre de la Dombes, et à l’examen des photos publiées sur Faune France, deux des oiseaux sont manifestement des jeunes de l’année et le troisième semble en plumage adulte, ce qui permet de soupçonner un second cas de reproduction dans l’Ain cette année.

Références : • Duquet M. (2023). Afflux de Cormorans pygmées Microcarbo pygmaeus dans l’est de la France en 2021 et 2023. Ornithos 30-6 : 302-311. • Fasola M. & Barbieri F. (1981). Prima nidificazione di Marangone minore Phalacrocorax pygmaeus in Italia. Avocetta 5 : 155-156. • Ławicki Ł., Khil L. & de Vries P.P. (2012). Expansion of Pygmy Cormorant in central and western Europe and increase of breeding population in southern Europe. Dutch Birding34(5) : 273-288. • Orta J., Christie D.A., Jutglar F., Garcia E. & Kirwan G.M. (2020). Pygmy Cormorant (Microcarbo pygmaeus), version 1.0. In del Hoyo J., Elliott A., Sargatal J., Christie D.A. & de Juana E. (eds), Birds of the World. Cornell Lab of Ornithology, Ithaca. • Petrov N. & Iankov P. (2020). Pygmy Cormorant. In Keller V., Herrando S., Vorisek P. et al. (eds), European Breeding Bird Atlas 2 : Distribution, Abundance and Change. European Bird Census Council & Lynx Edicions, Barcelona.
Merci à Marc Duquet et Philippe J. Dubois pour nos nombreux échanges, leur aide et leurs remarques très constructives.
Citation recommandée : Crouzier P. (2025). Le Cormoran pygmée a très probablement niché en France en 2024. Post-Ornithos (marcduquet.com) 2 : e2025.08.30.

