L’Œdicnème criard nicheur sur un toit industriel

Par Dominique Tissier, Jean-Yves Chetaille, Camille Miro, Paul Adlam & Steve Augiron

La population d’Œdicnème criard Burhinus oedicnemus de l’est lyonnais est étudiée depuis 2015 dans le cadre d’un plan local de sauvegarde piloté par la Métropole de Lyon, comprenant un suivi des couples, la protection des nids, le baguage de poussins et le suivi d’oiseaux par balise GPS. Une centaine de couples sont ainsi suivis de façon quasi exhaustive, de même que les rassemblements postnuptiaux (d’août à novembre), qui comptent plusieurs dizaines d’oiseaux, voire plus d’une centaine, dans un environnement très fortement artificialisé et morcelé. Quelques couples parviennent encore à nicher dans des petites parcelles totalement enclavées dans une zone industrielle, certains utilisant pour cela des bassins de rétention d’eau (Tissier 2017), des parkings, des allées et bandes gravillonnées, et, de plus en plus, des parcelles de compensation implantées par les porteurs de projets d’urbanisation dans le cadre du plan (Augiron & Plard 2023). 

Couple d’Œdicnèmes criards, Rhône, juin 2020 (© Dominique Tissier)

Des œdicnèmes sur les toits
Dès 2016, nous avons constaté que les œdicnèmes avaient adapté leur comportement en se posant de plus en plus souvent sur des toitures après la saison de reproduction, probablement, en réponse à la transformation progressive de friches et de parcelles agricoles en zones industrielles. Des oiseaux avaient ainsi été vus de façon occasionnelle sur des toits, par exemple en cas de dérangement sur leur parcelle. Mais à l’automne 2021, les balises GPS (Le Dru et al. 2018, Adlam et al. 2021), l’utilisation de drones et quelques prospections directes sur des toits industriels (avec l’autorisation des entreprises) ont révélé la présence régulière, en journée, de groupes d’œdicnèmes sur de nombreux grands bâtiments industriels (Tissier et al.2022), ces groupes n’étant pas visibles depuis le sol. Des interactions vocales avaient aussi été notées au crépuscule durant toute la saison, d’avril à octobre, en provenance de toitures, en particulier dans la zone logistique de Chesnes-Nord, Isère. Mais aucune preuve de nidification sur un toit n’avait encore été obtenue, jusque en juin 2024 où un premier cas de reproduction y a été constaté.

Zone logistique de Chesnes-Nord, Isère, et site de nidification de l’Œdicnème criard sur un toit industriel indiqué par une étoile rouge (© Google Earth)

Observations
En juin 2024, un poussin d’Œdicnème criard a été découvert sur le toit d’un entrepôt (d’une surface d’environ 3 ha) de la zone logistique de Chesnes-Nord, sur la commune de Saint-Quentin-Fallavier, Isère. La présence d’un couple dans l’emprise de cet entrepôt et aux environs était connue depuis 2016, avec notamment une reproduction au pied de la façade en 2022, au cours de laquelle les oiseaux se réfugiaient fréquemment sur le toit lorsqu’ils étaient dérangés par le passage des véhicules. Ces envols fréquents sur le toit les ont-ils incités à s’y installer finalement en 2024 ? Cela traduirait une modification de comportement individuelle, plutôt qu’une stratégie collective. 
Une sensibilisation de l’entreprise Rhenus ayant été faite par l’APIE (Association Porte de l’Isère Environnement), un retard de tonte des pelouses avait pu être négocié en 2022, afin de préserver d’éventuels poussins. En effet, des observations très régulières pendant l’été 2024 laissaient penser qu’une nouvelle reproduction était en cours quelque part autour du bâtiment. Mais, le 18 juin 2024, lors d’une opération de maintenance, c’est sur le toit qu’un technicien de l’entreprise Rhenus a découvert un poussin ! Celui-ci a été bagué le 27 juin par Camille Miro et Paul Adlam ; il semblait en bonne santé et son âge a été estimé à environ 4 semaines, car il ne portait plus les fins traits noirs que l’on observe avant l’âge de trois semaines (Bourgogne & Tissier 2017). Six pièges photographiques ont alors été installés sur le toit par les membres de l’APIE, afin d’observer le comportement des adultes et du poussin. Le 18 et le 27 juin, ce dernier se tenait près d’une bouche d’évacuation des eaux de pluie, où s’était formée une petite couche de très fins gravillons apportés par le lessivage du revêtement de la toiture. Cependant, aucune trace de nid, ni même une ébauche, type mosaïque de petits cailloux, n’a été observée, mais celui-ci a pu être emporté par les pluies.

Poussin d’Œdicnème criard sur un toit industriel dans l’Est lyonnais, juin 2024 (© M. Afonso)
Baguage du poussin d’Œdicnème criard, juin 2024 (© J.-Y. Chetaille & C. Miro)

Discussion
En juin 2022, à Saint-Priest, sur un autre site industriel de la Métropole de Lyon, une balise GPS signalait des stationnements fréquents et prolongés d’un oiseau sur une toiture en pleine période de reproduction. Une visite sur ce toit avait permis de découvrir quelques graviers disposés en cercle dans la zone la plus fréquentée, ainsi que la présence d’un couple (dont l’oiseau équipé de la balise). Mais aucun autre indice de reproduction n’avait été trouvé…
La nidification sur une toiture pourrait sembler difficile, car la présence de proies en quantité suffisante pour le nourrissage des poussins y est peu probable (comme l’Huîtrier pie Haematopus ostralegus et quelques rares limicoles, l’Œdicnème criard nourrit en effet ses petits jusqu’à leur envol). Les adultes peuvent cependant facilement aller chercher de la nourriture au sol à proximité, ou même dans la zone industrielle, en particulier sur les pelouses qui bordent les bâtiments et les parkings, de nuit ou même en journée. 
On peut cependant se demander comment la ponte résiste aux fortes pluies d’orage et aux températures élevées que l’on relève à la surface de ces revêtements sombres. En tout cas, le poussin découvert en 2024 avait été correctement nourri, au vu de son poids (357 g) et de la longueur de son tarse (77 mm), qui se situaient dans la moyenne observée dans le cadre du programme national. Dans le cas présent, il disposait même d’une rambarde qui l’empêchait de s’approcher dangereusement du bord du toit. Il semble y être resté jusqu’à environ 7 semaines.
Mais la ponte a-t-elle bien eu lieu sur le toit ? En mars 2021, dans une friche de Genas, Rhône, nous avions constaté le déplacement d’un nid avec des œufs, mais seulement de quelques dizaines de centimètres au sol. Signalons aussi l’observation en 2023 à La Verpillière, commune voisine du site de Chesnes-Nord, d’un adulte transportant un œuf à demi-éclos (le poussin étant en partie visible) dans son bec, en marchant sur une dizaine de mètres. Cependant, le transport en vol d’un poussin, voire d’un œuf, paraît hautement improbable, compte tenu de la hauteur du bâtiment (20 m). 
La littérature consultée ne mentionne pas de cas de reproduction sur des toits. Vaughan & Vaughan-Jennings (2005), dans leur ouvrage pourtant très complet sur l’espèce, ne mentionnent ainsi pas ce type d’habitat, mais il est vrai que cet ouvrage date déjà de 20 ans. En Allemagne, quelques couples d’Huîtriers pies nichent sur des toits plats, par exemple à Münster (Löffler et al. 2024) pour des raisons peut-être assez similaires à celles de nos Œdicnèmes.
La situation de la population de l’Est lyonnais est particulière, du fait de l’implantation de zones industrielles de plus en plus nombreuses, avec de grands bâtiments aux toitures gigantesques essentiellement affectés à la logistique pour le transport de marchandises par camion, compte tenu de la proximité de l’aéroport Saint-Exupéry et de lignes ferroviaires stratégiques. Ces implantations, somme toute assez récentes, ont eu lieu à partir des années 1990. L’Œdicnème criard étant très philopatrique, il s’accroche à des secteurs autrefois essentiellement agricoles et utilise ainsi les carrières, bassins de rétention, aérodromes, parkings et arrière-cours d’entreprises, ou encore les parcelles aménagées en mesure compensatoire, qui sont de plus en plus utilisées (par exemple, 17 nichées pour 13 couples et 12 poussins en 2023 sur 27 parcelles ; Adlam et al. 2024).
L’installation de l’espèce sur les toits a débuté en 2016 pour les rassemblements postnuptiaux et même l’hivernage, comme cela a été constaté lors des comptages d’oiseaux au sol de 2014 à 2020 (Tissier 2020). À Chesnes-Nord, les derniers rassemblements observés en parcelle agricole datent de 2015 (obs. Didier Bogey/APIE). La présence d’un poussin, éclos fin mai, donc probablement issu d’une seconde ponte ou d’une ponte de remplacement, sur une toiture au beau milieu d’une zone industrielle, qui morcèle ou supprime les zones traditionnelles de nidification, n’est donc pas totalement surprenante.
Ces toitures industrielles sont toujours horizontales, avec un revêtement souvent fait de plaques bitumées et des lanterneaux qui offrent un peu d’ombre en cas de canicule. Les oiseaux n’y sont quasiment jamais dérangés ; ils sont à l’abri des chats qui hantent les parcelles agricoles et industrielles et des promeneurs, souvent peu soucieux de la faune sauvage. À noter cependant que les entreprises commencent à recouvrir les toitures d’un textile blanc afin d’améliorer les performances thermiques des bâtiments, ce qui ne sera peut-être pas aussi favorable pour l’Œdicnème criard.

Œdicnème criard juvénile bagué et adulte, Est lyonnais, juillet 2024 (© APIE)
Œdicnème criard juvénile bagué, Est lyonnais, juillet 2024 (© APIE)

Conclusion
L’observation d’un poussin sur la toiture d’un bâtiment industriel en juin 2024 dans l’Est lyonnais a permis de confirmer l’utilisation par l’espèce des toits de grands bâtiments, comme cela est constaté depuis 2016 pour les rassemblements postnuptiaux. C’est toutefois le premier cas connu de reproduction de l’Œdicnème criard dans ce type d’habitat. Les années à venir permettront de vérifier s’il s’agit là d’un cas ponctuel ou d’une tendance à plus long terme grâce notamment à l’installation d’un plus grand nombre de pièges photographiques et à l’utilisation de drones, en collaboration avec les responsables d’entreprises, qui, pour la plupart, sont très satisfaits de la présence d’une espèce protégée à valider dans leur plan d’action RSE.

Merci à tous les participants au programme de sauvegarde, salariés et bénévoles, merci aux personnel et directeurs des entreprises Rhenus logistics, Prologis, Parcolog, CEVA logistics, GXO logistics, Geodis, Azenn, La Poste, Mécalux, Iron Mountain, qui ont permis le passage sur les toits. Merci en particulier à M. AFONSO, technicien de maintenance, Mme BAILLY, responsable Q.S.E, Mme CHAINE, assistante multisites, et M. MICHARD, directeur, de la société Rhenus logistics, grâce auxquels nous avons pu faire cette observation originale et unique. 

Références :  Adlam P., Miro C., Tissier D. & Augiron S. (2021). Suivi par émetteur GPS des Œdicnèmes criards du Grand Est lyonnais : premiers résultats pour les oiseaux équipés en 2020. l’Effraie 54 : 45-55. • Adlam P., Richard F., Miro C. & Tissier D. (2024). Plan de Sauvegarde de l’Œdicnème criard dans l’Est lyonnais (Adlam et al.) : fiche de synthèse pour l’année 2023. L’Effraie 63 : 41-43. • Augiron S. & Plard F.(2023) . Plan Local de Sauvegarde de l’Œdicnème criard dans l’Est Lyonnais. Rapport final ECOIND-consult. • Bourgogne V. & Tissier D. (2017). Détermination de l’âge des poussins d’Œdicnèmes criards, identification des juvéniles et dimorphisme sexuel. L’Effraie 44 : 15-40. • Le Dru A., Bourgogne V. & Adlam P. (2018).Premiers poussins d’Œdicnèmes criards bagués à Lyon Métropole. L’Effraie 48 : 62-69. • Löffler F., Brüggeshemke J., Freienstein F.M., Kämpfer S. & Fartmann T. (2024). Urban rooftops near sports pitches provide a safe haven for a declining shorebird. Nature Scientific Reports 14 : 9248. • Tissier D. (2017). Nidification de l’Œdicnème criard dans des bassins de rétention d’eau en région lyonnaise. Ornithos 24-5 : 272-277. • Tissier D. (2020). Hivernage d’un groupe d’Œdicnèmes criards dans le Grand Est lyonnais en 2019-20. L’Effraie 50  18-26.• Tissier D., Chetaille J.-Y., Miro C., Adlam P. & Augiron S. (2022). Utilisation de toits industriels par l’Œdicnème criard Burhinus oedicnemus dans l’Est lyonnais. Ornithos 29-6 : 337-346. •Vaughan R. & Vaughan Jennings N. (2005). The Stone Curlew Burhinus oedicnemus. Isabelline Books, Falmouth.

Contacts : Dominique Tissier / Camille Miro

NDLR : La version initiale de cet article a été publiée dans L’Effraie n°67, l’excellente revue trimestrielle de la LPO-Rhône, qui entame sa 42e année d’existence !

Citation recommandée : Tissier D., Chetaille J.-Y., Miro C., Adlam P. & Augiron S. (2025). L’Œdicnème criard nicheur sur un toit industriel. Post-Ornithos (marcduquet.com) 2 : e2025.03.12.