Un Eider à lunettes aux Pays-Bas !
Le 13 janvier 2025, un Eider à lunettes Somateria fischeri mâle subadulte (3e/4e année) a été découvert à IJzeren Kaap, sur la côte orientale de l’île de Texel (Pays-Bas), fournissant la première mention néerlandaise et ouest-européenne de l’espèce. Trois jours plus tard, il avait déjà été vu par plus d’un millier d’ornithologues européens, et près de 6000 se sont déplacés depuis ! Cet individu ne porte pas de bague, vole parfaitement et son plumage ne présente aucun signe pouvant laisser supposer qu’il se soit échappé de captivité. L’oiseau a été vu au moins jusqu’au 11 juin (Arnoud B. van den Berg in litt.).

Un canard arctique…
Espèce mythique si l’en est, l’Eider à lunettes niche dans l’extrême nord-est de la Sibérie orientale et sur les côtes d’Alaska. Historiquement, sa répartition s’étendait du delta de la Léna jusqu’au détroit de Béring et sur l’ensemble des côtes occidentales et septentrionales de l’Alaska (Petersen et al. 2020). Aujourd’hui, en Sibérie, il ne niche plus que du delta de la Léna à l’embouchure de la Kolyma, puis de façon discontinue jusqu’à l’est de la baie de Tchaoun, dans le district autonome de Tchoukotka, tandis qu’en Alaska ses zones de nidification sont désormais restreintes aux rivages du delta du Yukon-Kuskokwim, à l’ouest, à la côte septentrionale du North Slope, le long de la mer de Beaufort, et à l’extrême pointe occidentale de l’île Saint-Laurent (Sexson et al. 2014). La migration postnuptiale de l’espèce a lieu de la mi-juillet à la mi-novembre et la migration prénuptiale de mi-mars à début mai ; les déplacements s’effectuent par le détroit de Béring (Sexson et al. op. cit.).
… hivernant en pleine mer…
Les zones d’hivernage de l’Eider à lunettes sont restées un mystère jusqu’à l’hiver 1994-1995 lorsque Petersen et al. (1999) ont découvert que la quasi-totalité de la population mondiale de l’espèce hivernait dans une zone restreinte (à peine 50×75 km) située au beau milieu de la mer de Béring, juste au sud de l’île Saint-Laurent (Alaska), entre 61 et 64°N et entre 168 et 175°O. Là, de fin novembre à mi-février, les eiders se rassemblent en groupes monospécifiques compacts, comptant des milliers ou des dizaines de milliers d’individus, dans des chenaux et des trous dans la banquise (appelés polynies), que leurs mouvements incessants empêchent de geler ! Ils utilisent alors ces zones d’eau libre pour plonger et collecter des mollusques et des crustacés sur le fond marin.

… et rarissime en dehors de son aire
En dehors des zones de nidification et des quartiers d’hiver, les observations d’Eider à lunettes sont excessivement rares.
Dans le Pacifique Nord, pourtant proche de l’aire de répartition habituelle de l’espèce, il n’existe ainsi que trois données d’oiseaux égarés, deux en Colombie-Britannique (Toochin & Fenneman 2021) et une en Californie (Moffitt 1940). L’absence de donnée japonaise est à ce titre remarquable, quand on sait que les oiseaux arctiques et néarctiques sont relativement nombreux au Japon (Pierre Yésou, comm. pers.).
Toochin & Fenneman (op. cit.) soulignent que les deux mentions canadiennes ont été obtenues à des dates inhabituelles pour une espèce aussi septentrionale ; ils retiennent tout de même la première, mais considèrent la seconde comme étant « hypothétique » :
• 1 mâle adulte le 22 septembre 1962 près des îles James et Sidney (48,6°N), au sud-est de Vancouver, Colombie-Britannique, Canada,
• 1 mâle adulte le 15 juin 1988 dans la baie d’Alliford (53,2°N), îles de la Reine-Charlotte (aujourd’hui appelées Haïda Gwaïi), Colombie-Britannique, Canada.
Beaucoup plus au sud, l’unique donnée de Californie (USA) se rapporte à un mâle adulte tué en février 1893 sur le lac Bitterwater (36,4°N), comté de San Benito, un lac aujourd’hui asséché. La tête naturalisée de cet oiseau est conservée dans la collection ornithologique de l’Académie des Sciences de Californie à San Francisco. Selon Moffitt (1940), aussi inhabituelle que soit cette observation, il ne semble pas y avoir de raison de douter de son authenticité, étant donné que l’identification de l’oiseau est sans équivoque, que les rapporteurs de cette observation sont fiables et que la possibilité d’un individu échappé est très improbable, l’Eider à lunettes n’ayant très certainement pas été tenu en captivité en Amérique avant 1893. Cet auteur conclut qu’il semble donc plus probable que ce soit un oiseau égaré, mais remarque toutefois que le fait qu’il soit adulte est plus inhabituel que s’il s’était agi d’un jeune de l’année.
Dans le Paléarctique occidental, on dénombre cinq mentions authentifiées, émanant toutes de Norvège arctique, autour de la presqu’île de Varanger et de l’archipel du Svalbard (Norsk Ornitologisk Forening 2021) :
• 1 mâle tué le 12 décembre 1933 à Vardø, Finnmark (70,4°N),
• 2 mâles et 1 femelle les 23 et 24 février 1988 dans le port de Vardø, Finnmark (70,4°N),
• 1 mâle le 15 juin 1997 au fond du Varangerfjord à Mortensnes/Nesseby, Finnmark (70,1°N),
• 2 mâles et 1 femelle le 30 avril 2002 en mer au nord-ouest du Spitzberg, Svalbard (79,7°N),
• 1 mâle et 1 femelle photographiés le 20 juin 2012 près de l’île du Prince Charles, à l’ouest du Spitzberg, Svalbard (78,6°N).
Bien qu’elle provienne du nord-ouest de la péninsule de Kola, c’est-à-dire à 70 km à peine au sud-est de la presqu’île de Varanger, une donnée du 16 mars 1938 près de Liinakhamari, au nord de Petchenga, oblast de Mourmansk, Russie (69,6°N), est sujette à caution (Pihlström 2021) : elle émane en effet de Richard Meinertzhagen, un ornithologue britannique connu pour avoir falsifié un bon nombre de ses données d’oiseaux rares. De plus, Meinertzhagen a rapporté cette observation dans deux articles différents parus en 1938, pourtant il y a une curieuse incohérence entre eux : dans le premier, il affirme avoir vu cinq Eiders à lunettes, deux mâles adultes et trois femelles (Meinertzhagen 1938a), mais dans le second, il dit en avoir vu quatre, deux mâles et deux femelles (Meinertzhagen 1938b)… Il n’est évidemment pas impossible que cette donnée soit authentique malgré tout, cependant Pihlström (op. cit.) considère qu’il convient de la traiter avec méfiance.
L’observation de ce mâle d’Eider à lunettes aux Pays-Bas constitue donc la 6e mention pour le Paléarctique occidental, mais c’est aussi et surtout, de très loin, la plus méridionale (53°N) en Europe.

Une espèce très menacée
Les dénombrements hivernaux en mer de Béring font état de quelque 375 000 individus (Larned et al. 2012), ce qui équivaut à une population d’environ 250 000 individus matures (Hermes et al. 2025). Autrefois, les effectifs de Russie et d’Alaska étaient équivalents, mais suite à la chute de la population du delta du Yukon-Kuskokwim, dans l’ouest de l’Alaska, qui, de 50 000 couples est tombée à moins de 1 700 en 1992, avant de remonter à 7 000 couples en 2017, la Russie abrite désormais 90 % de la population nicheuse de l’Eider à lunettes (Sexson et al. 2014). Dans le nord de l’Alaska, l’espèce n’aurait pas subi de déclin aussi important que dans le delta du Yukon-Kuskokwim, mais des études récentes ont montré qu’elle y était en légère diminution. La population russe est peu étudiée, cependant des recherches menées sur l’île d’Ayopechan ont montré que la population y diminuait rapidement ; si ces résultats sont représentatifs de l’ensemble de l’aire de répartition russe, la population mondiale pourrait subir un déclin rapide, de l’ordre de 79 % au cours de la période 2009-2035 (Hermes et al. 2025). Les conséquences du réchauffement climatique – recul de la banquise, régression et disparition des zones humides, réduction sévère des mollusques benthiques – sont la principale menace qui pèse sur l’Eider à lunettes, suivis de la chasse (des centaines d’individus tués chaque année en Alaska et jusqu’à 14 000 en Russie…) et de la pollution au plomb qu’elle induit.
La rareté croissante de l’Eider à lunettes et l’éloignement de son aire de répartition concourent au caractère exceptionnel de la présence d’un mâle quasi adulte près de l’île de Texel en ce début d’année 2025.




Références : • Hermes C., Everest J. & Martin R. (2025). Species factsheet : Spectacled Eider Somateria fischeri. IUCN Red List for birds. BirdLife International Datazone (datazone.birdlife.org). • Larned W., Bollinger K & Stehn R. (2012). Late winter population and distribution of Spectacled Eiders (Somateria fischeri) in the Bering Sea, 2009 & 2010. Unpublished report, U.S. Fish and Wildlife Service, Anchorage, Alaska. • Meinertzhagen R. (1938a). Arctonetta fischeri (Brandt), new for the avifauna of Finland. Ornis Fennica 15 : 46-47. • Meinertzhagen R. (1938b). Winter in Arctic Lapland. Ibis 80 : 754-759. • Moffitt J. (1940). An Apparently Authentic Record of the Spectacled Eider for California. Condor 42(6) : 309. • Norsk Ornitologisk Forening (2021). Norgeslisten. BirdLife Norge (www.birdlife.no). • Petersen M.R., Larned W.W. & Douglas D.C. (1999). At-sea distribution of Spectacled Eiders : a 120-year-old mystery resolved. The Auk 116(4) : 1009-1020. • Petersen M.R., Grand J.B. & Dau C.P. (2020). Spectacled Eider (Somateria fischeri). In Poole A.F. & Gill F.B. (eds), Birds of the World. Cornell Lab of Ornithology, Ithaca. • Pihlström H. (2021). Richard Meinertzhagen’s 1938 observation of Spectacled Eiders Somateria fischeri at Petsamo, Finland (now Pechenga, Russia). Bull. B.O.C. 141(4) : 443-445. • Sexson M.G., Pearce J.M. & Petersen M.R. (2014). Spatiotemporal distribution and migratory patterns of Spectacled Eiders. BOEM 2014-665. Bureau of Ocean Energy Management, Alaska Outer Continental Shelf Region, Anchorage, Alaska. • Toochin R. & Fenneman J. (2021). The Status and Occurrence of Spectacled Eider (Somateria fischeri) in British Columbia. In Klinkenberg B. (ed.), E-Fauna BC: Electronic Atlas of the Fauna of British Columbia [efauna.bc.ca]. Lab for Advanced Spatial Analysis, Department of Geography, University of British Columbia, Vancouver.
Merci à Pierre Yésou et Philippe J. Dubois pour leur relecture et leurs commentaires avisés.
Citation recommandée : Duquet M. (2025). Un Eider à lunettes aux Pays-Bas ! Post-Ornithos (marcduquet.com) 2 : e2025.01.27.
