Un Guillemot de Kittlitz en Bretagne ?

Par Yves Blat

Le 8 octobre 2024, les conditions météorologiques étant propices pour une séance de seawatching à la pointe du Vivier, à l’extrémité de la presqu’île de Quiberon (Morbihan), je m’y installe vers 8h30, notant les passages habituels en cette saison d’un peu plus de 200 Fous de Bassan, de quelques dizaines de Puffins des Baléares et de quelques Puffins cendrés et Labbes parasites. Le vent de sud-ouest (5-6 Bf) rapproche de la côte le flux des oiseaux marins en vol vers le sud. Vers midi, alors que je m’apprête à quitter la presqu’île, j’effectue une dernière petite halte sur le toit-terrasse du restaurant de la pointe où j’ai l’habitude d’observer. La mer est totalement vide d’oiseau. J’attends toutefois quelques minutes, convaincu qu’il ne se passera plus rien… C’est alors qu’apparaît dans ma longue-vue un alcidé arrivant du nord-ouest et se dirigeant vers moi. Je n’ai aucun point de comparaison pour évaluer sa taille, mais alors qu’il se rapproche rapidement, je note un aspect trapu et surtout une tête blanche qui m’interpelle. Comme je le fais souvent dans pareil cas, je monte très rapidement mon dispositif de digiscopie, pour me reporter ultérieurement à d’éventuelles photos exploitables. Je le retrouve à un peu plus d’une centaine de mètres, son vol étant régulier et linéaire. Cela me permet de confirmer que la face de l’oiseau est très pâle et se termine par une toute petite pointe noire en guise de bec. Alors qu’il passe au pied de la pointe rocheuse, j’ai enfin un repère de taille qui révèle un alcidé de très petit gabarit (genre Mergule nain ou Macareux moine). Je prends donc une dizaine de photos, dont l’une des dernières va être le principal support de l’identification.

Alcidé indéterminé, pointe du Vivier, Quiberon, Morbihan, octobre 2024 (© Yves Blat)

Description de l’oiseau
Les critères suivants ont été relevés à partir des digiscopies dont la qualité était suffisante :
• bec très court et étroit renforçant l’impression de grosse tête, prolongé par une zone de plumage grisâtre autour de la racine et intermédiaire vers la calotte ;
• gros œil ressortant sur la face blanche, avec quelques tachetures visibles entre celui-ci et le collier ;
• calotte grisâtre pâle n’atteignant pas la zone oculaire sombre ;
• collier noir, net et quasi complet, délimitant le haut du manteau, qui est gris-brun clair ;
• dos sombre et uni contrastant avec les parties inférieures blanches ;
• dessous de l’aile noirâtre avec un bord de fuite blanc sur les secondaires ;
• tache pâle visible sur les scapulaires ;
• queue courte, aux rectrices externes blanches qui contrastent nettement, et terminée par une fine barre caudale.

Une nouvelle espèce pour le Paléarctique occidental ?
Étant dans l’impossibilité d’identifier cette espèce de petit guillemot à partir du Guide Ornitho, je décide de saisir la donnée en « alcidé indéterminé » sur Faune Bretagne dans l’espoir qu’elle suscite des réactions. Et en effet, dès la diffusion de cette observation, l’hypothèse d’un Guillemot de Kittlitz Brachyramphus brevirostris émerge, grâce à Arnaud Le Nevé, qui ne connaît pas l’espèce mais a eu la curiosité de faire de la bibliographie sur d’autres alcidés que ceux du Paléarctique occidental. 
Le Guillemot de Kittlitz est un alcidé du Pacifique Nord qui vit le long des côtes d’Alaska et de Sibérie orientale. Assez peu grégaire, il niche de façon isolée en haut des falaises côtières, mais aussi à l’intérieur des terres, dans des zones boisées ou des pierriers, parfois à plusieurs dizaines de kilomètres de l’océan. La dispersion postnuptiale de l’espèce est mal connue, mais cet alcidé semble assez sédentaire, les zones d’hivernage des populations sibériennes pouvant atteindre le nord de la mer du Japon (Day et al. 2020) et des oiseaux égarés ayant été notés jusqu’en Californie méridionale (Carter et al. 2011).
Le 30 octobre, après avoir contacté le parc national des Glaciers en Alaska, j’ai le retour positif d’un ornithologue, Nat Drumheller, familier de cette espèce, qui a également soumis mes clichés à Gus van Vliet, chercheur universitaire du Pacific Seabird Group et spécialiste de ce guillemot et des taxons proches, qui confirme l’identification. Nat Drumheller écrit : « Si ces photos provenaient d’Alaska, je penserais qu’il s’agit d’un Guillemot de Kittlitz » et Gus van Vliet ajoute : « Ça m’a l’air bon. Les secondaires à pointes blanches sont diagnostiques. De même, la face et la barre scapulaire blanches. Une donnée exceptionnelle ! ».
Il s’agirait en effet de la première mention de l’espèce dans le Paléarctique occidental. Il est difficile d’établir un parallèle avec un événement météorologique particulier, mais l’observation quelques jours plus tôt d’un Guillemot à long bec Brachyramphus perdix (non photographié) à la pointe de la Bretagne interroge sur l’origine de ces oiseaux du Pacifique Nord. Ces derniers ont peut-être franchi le passage du nord-ouest. Le réchauffement climatique qui augmente le temps d’eau libre dans cette région glaciaire a certainement des effets sur la phénologie et les stratégies de déplacements de toute la faune de cette région du monde.

Guillemot de Kittlitz, Alaska, juin 2024 (© Mike Sullivan)
Guillemot de Kittlitz, Alaska, juin 2024 (© Bill Schneider)

Ou un Mergule nain leucique ?
Fin décembre 2024, je reçois un second courrier de Gus van Vliet, négatif cette fois-ci ; il pense finalement plutôt à un Mergule nain au plumage aberrant, et m’invite à consulter quatre ornithologues nord-américains, Peter Pyle, Steve Heinl, Paul Lehman et Jonathan Dunn, ce que je fais sans tarder. Voici leurs avis respectifs.
Peter Pyle : « le bec semble plutôt gros pour un Guillemot de Kittlitz et correspond peut-être mieux à celui d’un Mergule nain, un individu leucique étant l’identification alternative la plus probable. Deuxièmement, les taches blanches près de la queue semblent bizarres pour des rectrices externes blanches de Guillemot de Kittlitz. Elles sont plutôt marquées et semblent remonter plus loin que prévu sur les côtés de la queue. Les rectrices du Guillemot de Kittlitz sont essentiellement blanches jusqu’à l’extrémité, ce qui rend difficile l’explication de la coloration distale noire des deux taches blanches sur tes photos. Pourrait-il s’agir de plumes blanches des sous-caudales ou des flancs qui remontent sur le dessus de la queue ? De plus, le bas du dos de ton oiseau semble trop noir pour un Guillemot de Kittlitz et s’étend plutôt loin sur les côtés, ce qui n’est pas le cas sur la plupart ou la totalité des images d’oiseaux en plumage internuptial. Enfin, bien qu’il soit difficile d’en être sûr, le dessous de l’aile de ton oiseau semble plutôt grisâtre et pâle pour un Guillemot de Kittlitz qui sont généralement d’un noir plus uni. Il s’agit là de deux caractéristiques supplémentaires en faveur du Mergule nain » et il conclut en disant « compte tenu de tous ces problèmes, je ne peux pas confirmer que ton oiseau est un Guillemot de Kittlitz, même si je ne l’éliminerais pas avec une certitude absolue ».
Steve Heinl : « cet alcidé ressemble superficiellement à un Guillemot de Kittlitz, mais certaines choses ne semblent pas convenir pour cette espèce. La forme de l’oiseau ne semble pas tout à fait convenir pour un Brachyramphus. La forme générale du corps de l’oiseau est plus profonde et plus ronde que ce à quoi je m’attendais, et il a une grosse tête émoussée – elle semble lourde à l’avant – alors que le Guillemot de Kittlitz a une petite tête pointue. Chez cet oiseau, la tête et les épaules dépassent beaucoup à l’avant de l’aile ! Le bout des ailes est plus émoussé et la « main » est un peu plus large que les ailes minces et pointues des Brachyramphus. J’aimerais pouvoir évaluer la forme du bec et les détails du plumage de l’oiseau, mais la qualité des photos m’empêche de le faire avec certitude ».
Paul Lehman : « un oiseau à l’allure étrange, mais qui ne ressemble pas à un Guillemot de Kittlitz. Il n’y a pas de barres blanches sur les scapulaires, le cou semble présenter une barre sombre à l’arrière et sur les côtés, plutôt qu’un collier essentiellement blanc (zone sombre rétrécie au milieu de l’arrière du cou, pincée sur les côtés avec beaucoup de blanc). La face semble présenter un peu de sombre vers l’arrière des parotiques. Et sur la queue, le blanc sur les bords est seulement près de la base au lieu de s’étendre beaucoup plus loin sur les côtés vers l’extrémité et la forme du blanc semble aussi un peu déformée ».
Jonathan Dunn : « Étant donné le léger flou des photos, il est difficile d’être sûr exactement de la forme du bec et des plumes qui l’entourent. Ce qui m’inquiète, c’est qu’il semble trop foncé dessus, pas grisâtre, et a trop peu de blanc aux scapulaires, mais peut-être que c’est bon pour le plumage juvénile. Sur la dernière photo, je crois voir du pâle sous l’aile plutôt que du noirâtre ou au moins du sombre. Enfin, le motif de la face n’a pas l’air correct, en particulier l’enroulement du blanc dans la partie supérieure arrière de la face. Je ne crois pas arriver à voir la couleur des rectrices externes qui devraient être blanches, vraisemblablement. Le blanc que je vois se trouve sur les côtés des sus-caudales. Alors, de quoi s’agit-il si ce n’est pas un Guillemot de Kittlitz ? La seule chose à laquelle j’ai pu penser est un Mergule nain leucique, mais je ne suis pas certain de cette suggestion ».

Conclusion
Ces avis d’experts sont intéressants évidemment, pourtant, si l’on fait abstraction du plumage « inhabituel » pour l’une ou l’autre espèce, la silhouette et les proportions de l’oiseau ne correspondent pas à celles d’un Mergule nain, comme l’illustrent les photos ci-dessous.
La fugacité de l’observation et la qualité insuffisante des digiscopies ne permettront sans doute pas d’avoir de certitude sur l’identité de cet alcidé…. C’est un peu frustrant, mais c’est parfois le cas en ornithologie. Et cette observation fut l’occasion d’une expérience enrichissante, grâce aux avis des ornithos sollicités. Peut-être que la lecture de cet article et l’examen attentif de mes photos permettront à d’autres spécialistes de l’espèce de trancher ; et si c’est le cas, j’espère qu’ils m’en informeront par mail.

Références : • Carter H.R., Nelson S.K., Sealy S.G. & van Vliet G.B. (2011). Occurrences of Kittlitz’s Murrelets south of the breeding range along the west coast of North Amercica. Northwestern Naturalist 92 : 186-199. • Day R.H., Kissling M L., Kuletz K.J., Nigro D.A. & Pyle P. (2020). Kittlitz’s Murrelet (Brachyramphus brevirostris). In Rodewald P.G. (ed.), Birds of the World. Cornell Lab of Ornithology, Ithaca.

Mergule nain, Maryland, février 2024 (© Stephen Davies)

Citation recommandée : Blat Y. (2025). Un Guillemot de Kittlitz en Bretagne ? Post-Ornithos (marcduquet.com) 2 : e2025.01.12.