Un peu de répit pour le Puffin des Baléares

Puffin yelkouan (à g.) et Puffin des Baléares, au large de La Grande Motte, Hérault, janvier 2022 (© Frank Dhermain)

Suite à la publication de Ferrer Obiol et al. (2023) qui proposait de refusionner le Puffin des Baléares et le Puffin yelkouan en une seule espèce, sur la base d’une analyse génétique, voici un article fraîchement publié qui vient contrecarrer l’approche et la conclusion de ces auteurs. Notamment en critiquant l’analyse génétique effectuée sur une portion trop limitée du génome et sur le fait de ne pas avoir une approche intégrée prenant également en compte les vocalisations, la morphométrie, la coloration, etc.
Rappelons que c’est en s’appuyant sur la publication de Ferrer Obiol et al. (2023), qu’Avilist avait refait du Puffin des Baléares la sous-espèce mauretanicus du Puffin yelkouan, une façon « d’innover » en ressuscitant le Puffin de Méditerranée des années 1990 en somme…

Puffin des Baléares, Catalogne, mai 2014 (© Miquel Bonet)

Le Puffin des Baléares ne doit pas disparaître
Dans une lettre à l’éditeur de la revue Molecular Phylogenetics and Evolution publiée le 11 septembre, Sangster et al. (2025) mettent sérieusement en doute les conclusions de l’article de Ferrer Obiol et al. (2023) à propos de la taxonomie du Puffin des Baléares. Voici la traduction du résumé et de la conclusion de leur publication :

Résumé : Pour délimiter les espèces de puffins de l’Atlantique Nord et de la Méditerranée, Ferrer Obiol et al.(2023) ont utilisé le séquençage ddRAD-seq (double-digest). Ces auteurs ont conclu que le couple d’espèces sœurs P. mauretanicus/P. yelkouan constituait une seule espèce, sur la base d’analyses des données ddRAD-seq et d’un examen très succinct et insuffisant d’autres preuves. S’il est clair que les données génomiques à représentation réduite sont souvent adaptées à la découverte et à la documentation des espèces et de leurs relations, la question de savoir si ces données sont suffisantes pour réfuter les hypothèses sur les taxons des espèces n’a reçu jusqu’à présent qu’une attention limitée. Nous notons ici que la détection d’espèces dans les analyses phylogénomiques fondées sur des méthodes de séquençage à représentation réduite sera problématique si les différences entre les espèces ne se trouvent que dans une petite partie du génome (ce que l’on appelle les « îlots de différenciation génomique »), comme cela a été documenté dans de nombreuses études de cas. Cela signifie que les différences génomiques entre certaines espèces ne peuvent être détectées que si (1) les génomes entiers sont séquencés et (2) une recherche formelle des îlots de différenciation est menée. Des espèces valides peuvent passer inaperçues dans les approches à représentation réduite, telles que le séquençage ddRAD. Par conséquent, l’absence apparente de divergence phylogénomique globale (par exemple, absence de monophylie réciproque, faible FST à l’échelle du génome) ne devrait pas être utilisée par les taxonomistes comme preuve que ces taxons ne sont pas des espèces valides. Nous concluons que l’absence apparente de divergence dans les données ddRAD-seq de Ferrer Obiol et al. (2023) ne constitue pas une preuve crédible que P. mauretanicus et P. yelkouan sont conspécifiques. En outre, nous montrons que les auteurs ont présenté de manière erronée d’autres données taxonomiques disponibles, en ne suivant pas correctement une approche intégrative.

Conclusion : Nous considérons que la proposition de Ferrer Obiol et al. (2023) de regrouper P. mauretanicus et P. yelkouan est précipitée et insuffisamment critique, car elle repose sur une interprétation excessive des données génomiques et une présentation erronée d’autres preuves taxonomiques. Continuer à traiter ces deux taxons comme deux espèces selon les concepts d’espèce biologique (Mayr 1963) et de lignée générale (de Queiroz 2007, Padial et al. 2010) est étayé par plusieurs éléments de preuve, notamment :
• des différences de plumage, de taille et de morphométrie (Altaba 1993, Militão et al. 2014, Gil-Velasco et al. 2015),
• la monophylie réciproque des séquences d’ADN mitochondrial (Heidrich et al. 1998, 2000, Ramirez et al. 2010),
• les différences dans l’aire de répartition hors période de reproduction (Austin et al. 2019),
• les différences dans le calendrier de reproduction (Austin et al. 2019),
• et les différences dans le chant, l’accouplement assortatif et les signaux de reconnaissance du partenaire (Curé et al. 2012).
La zone d’hybridation localisée et isolée de Minorque mérite une étude approfondie, mais ne doit pas être surinterprétée comme une preuve de la conspécificité de P. mauretanicus et P. yelkouan, compte tenu des preuves de l’existence de barrières d’isolement pré-accouplement entre les deux espèces. Nous recommandons que les études futures utilisent le séquençage du génome complet d’un nombre suffisant de spécimens des deux espèces afin de localiser et de caractériser les îlots génomiques de différenciation et de clarifier davantage la nature de la spéciation dans ce groupe.
Bien que notre conclusion, selon laquelle ces taxons doivent être considérés comme des espèces, soit indépendante des préoccupations en matière de conservation, il est important de rappeler que les deux espèces sont menacées à l’échelle mondiale, P. mauretanicus étant l’oiseau marin le plus menacé d’Europe (en danger critique d’extinction) et P. yelkouan classé comme vulnérable (IUCN 2024). Cela rend leur regroupement particulièrement préoccupant, du point de vue de leur conservation. En effet, une telle décision pourrait réduire l’attention portée aux menaces qui pèsent sur ces taxons et à l’état de leurs populations, ce qui est particulièrement critique dans le cas de P. mauretanicus, et pourrait entraîner des conséquences désastreuses compte tenu des mesures de protection et des ressources de recherche déjà limitées (Oro & Guilford 2017).

Puffin des Baléares harcelé par un Goéland leucophée immature, Catalogne, mai 2021 (© Rafael Armada)

Une lueur d’espoir pour le Puffin des Baléares
En espérant que la population du Puffin des Baléares pourra être sauvée, son existence en tant qu’espèce à part entière est donc en sursis pour quelque temps encore… c’est un début !

Références : • Altaba C.R. (1993). La sistemàtica i la conservació de la biodiversitat: El cas de les baldritges (Puffinus). Anuari Ornitològic de les Balears 8 : 3-14. • Austin R.E., Russell B.W., Votier S.C., Trueman C., Mcminn M. & Rodriguez A. et al. (2019). Patterns of at-sea behaviour at a hybrid zone between two threatened seabirds. Scientific Reports 9 : 14720. • Curé C., Mathevon N., Mundry R. & Aubin T. (2012). Acoustic cues used for species recognition can differ between sexes and sibling species: evidence in shearwaters. Animal Behaviour 84 : 239-250. • de Queiroz K. (2007). Species concepts and species delimitation. Systematic Biology 56 : 879-886. • Ferrer Obiol J., Herranz J.M., Paris J.R., Whiting J.R., Rozas J., Riutort M. & González-Solís J. (2023). Species delimitation using genomic data to resolve taxonomic uncertainties in a speciation continuum of pelagic seabirds. Molecular Phylogenetics and Evolution 179 : 107671. • Gil-Velasco M., Rodríguez G., Menzie S. & Arcos J.M. (2015). Plumage variability and field identification of Manx, Yelkouan and Balearic Shearwaters. British Birds 108 : 514-539. • Heidrich P., Amengual J. & Wink M. (1998). Phylogenetic relationships in Mediterranean and North Atlantic shearwaters (Aves: Procellariidae) based on nucleotide sequences of mtDNA. Biochemical Systematics and Ecology 26 : 145-170. • Heidrich P., Amengual J., Ristow D. & Wink M. (2000). Phylogenetic relationships among Procellariiformes based on nucleotide sequences, with special reference of the Mediterranean and North Atlantic shearwaters. In Yésou P. & Sultana J. (eds), Monitoring and conservation of birds, mammals and sea turtles of the Mediterranean and Black Seas. Birdlife, Malta : 159-175. • IUCN (2024). The IUCN Red List of Threatened Species. Version 2024-2. (www.iucnredlist.org). • Mayr E. (1963). Animal species and evolution. Harvard University Press, Cambridge. • Militão T., Gómez-Díaz E., Kaliontzopoulou A. & González-Solís J. (2014). Comparing multiple criteria for species identification in two recently diverged seabirds. PloS One 9(12) : e115650. • Oro D. & Guilford T. (2017). EU can help Spain’s endangered seabird. Science 358 : 1262. • Padial J.M., Miralles A., De la Riva I. & Vences M. (2010). The integrative future of taxonomy. Frontiers in Zoology 7 : 16. • Ramirez O., Illera J.C., Rando J.C., González-Solís J, Alcover J.A. et al. (2010). Ancient DNA of the extinct Lava Shearwater (Puffinus olsoni) from the Canary Islands reveals incipient differentiation within the P. puffinus complex. PLoS One 5(12) : e16072. • Sangster G., Genovart M., Guilford T., Oro D., Louzao M., Brooke M.L. & Arcos J.M. (2025). Phylogenomics and the falsification of shearwater species (Puffinus mauretanicusP. yelkouan) hypotheses : a comment on Ferrer Obiol et al. (2023). Molecular Phylogenetics and Evolution 214 : 108470.

Un grand merci à Pierre Yésou qui m’a signalé et fourni l’intéressante publication de Sangster et al. (2025), et a effectué une relecture du présent article.

Citation recommandée : Duquet M. (2025). Un peu de répit pour le Puffin des Baléares. Post-Ornithos(marcduquet.com) 2 : e2025.10.10.